Zusammen Clark « Earlier » LP (bruit direct disques)
Il est difficile de mieux débuter un disque. « Magyar » est une pépite pop – vous pouvez rajouter C86 si ça vous aimez les références – avec une belle mélodie, de la trompette et ce qu’il faut de bave aux lèvres. On est tout de suite dans un savoir-faire rare de côté-ci de la Manche, sauf si vous vous enfoncez dans le bocage et que vous remontez un peu les années. Zusammen Clark est un groupe formé par des cousins, ils sont deux. Ils ont pris leur temps, entre 2014 et 2016, pour enregistrer les 8 chansons qui composent « Earlier ». Ce groupe traîne son vague à l’âme dans des étendues verdoyantes, parfois noyées d’une pluie-inspiration parfois arrondies des couleurs d’un arc-émerveillement en levant un peu la tête au ciel. Il y a un goût pour la géométrie (« Parallel lines ») qu’on retrouve aussi chez City Band (ce n’est pas un hasard, je n’en dis pas plus). Il y a une envie de mettre la tête dans un lieu lointain (« Ho Chi Minh », « The Postcard »), de chercher une pointe d’exotisme sous les cordes des guitares, de s’imaginer ailleurs. Les choeurs sont soignés, les guitares sonnent bien, Bernard Perrot (Blutt) est passé faire un peu de mastering, c’est de l’artisanal étincelant. Si vous avez toujours vos disques de Luna ou des Pastels à portée de main, si vous cherchez un disque primesautier mais pas moutonnier, ce « Earlier » de Zusammen Clark est ce qu’il vous faut.
Peace de Résistance « Bits & Pieces » LP (Peace de Records)
S’il s’est fait connaître plutôt dans des groupes post-punk ou hardcore punk (Institute, Glue, Recide), le texan Moses Brown développe aussi depuis quelques années des projets parallèles comme Peacetime Death – dans une veine impro lo-fi experimental – ou Peace de Résistance dont la seule trace pour le moment était une K7 fin 2020. Cette K7, intitulée « Hedgemakers », m’avait déjà bien accroché par un talent de composition et d’enregistrement certain, mélangeant allègrement envolées glam fuzz et épices psychédéliques. C’est donc une très bonne nouvelle de le voir revenir avec ce nouvel album qui élargit le spectre tout en confirmant un goût évident pour les « licks » 70s (NY Dolls, Bowie, Iggy, Brett Smiley…), les mid-tempo nocturnes et les variations fuzz décomplexées qui peuvent parfois renvoyer un peu à Ngozi Family et autres Witch (le superbe « Manifest Destiny »). Peace de Résistance assume un côté pop et sombre qui fait des merveilles sur des morceaux comme « Heard your voice » ou « We Got The Right To Be Healthy ». « End of the night » et on longe les murs – pardon on les effleure – alors que la nuit s’étire dans des tiraillements wah-wah. On se laisse filer ensuite dans un voyage immobile sur le bitume mouillé, des images plein la tête (« Sitting In Disguise »). Grand disque.
Chocolat Billy « Le Feu Au Lac » LP (Kythibong / Les Potagers Natures)
Ce groupe bordelais est en activité depuis 20 ans et il s’agit ici de leur huitième sortie. Un album parfaitement versatile dans lequel il faut plonger les oreilles grandes ouvertes. Dès le deuxième morceau, « Au cinéma » on est de nouveau sous le charme du groupe avec ce chant suspendu sur le fil d’une pellicule argentique et cette entêtante mélodie au synthé. Ce groupe s’accorde toutes les libertés et il a bien raison. Par exemple, un changement de rythme en forme d’outro new-wave/surf sur « Watch out! », un brulôt afro-beat intitulé « Jacques revient de la pêche » avec une lignée de synthé presque dance ou encore l’accrocheuse ritournelle « L’orientologue », quelque part entre pop acide des années 60 et funk atypique, sifflements au bec. Les paroles sont souvent déroutantes, surprenantes, filant des approches cinématographiques (« L’appartement »), creusant des mots ou des sonorités jusqu’à la transe (« Devant derrière Californie », « Je danse dans le noir ») ou inventant une nouvelle forme de résistance (« Scutigères flamboyantes versus rats de bureau »). Chocolat Billy est un incroyable groupe de scène qui sait également mijoter des disques joyeusement foutraques. Ils veulent faire danser mais hurler aussi tout ce qu’ils veulent, autant qu’ils veulent. On a besoin de groupes comme ça, longue vie Chocolat Billy!
Straw Man Army « SOS » LP (D4MT Labs Inc/La Vida Es Un Mus Discos)
Parfois je cherche un disque, un disque qui correspond à l’époque. Quand je cherche, je ne trouve pas (vous connaissez la chanson). Quand je ne cherche pas, il apparaît parfois. Le voici, le deuxième album du groupe new-yorkais Straw Man Army après le remarqué « Age Of Exile » en 2020. « Faces in the dark », je l’écoute et je me dis que c’est notre époque: sombre, cruelle, malade, avec une guitare aussi belle que sauvage qui te transperce le bide jusqu’aux entrailles. Il y’a des interludes qui balisent le SOS mais les chansons sont « loud and clear », elles suintent la colère et la frustration. « Day 49 » et le duo de Sean et Owen, qui constitue le noyau de Straw Man Army, fonctionne à merveille: les voix se répondent comme des coups de pelle dans un cimetière mais avec un certain groove. Ce groove persiste sur plusieurs morceaux. Vous connaissez la danse macabre? Oui c’est vrai, ça nous ramène au Moyen-Âge mais ça s’est propagé au cours des temps comme une inquiétude poisseuse dans des moments particulièrement tragiques. Il y a le fondement d’un art mais aussi ce mot « danse » qui « tire en longueur » des mouvements qui s’inspirent de ceux de la vie et de la mort. Ici il y a un xylophone mystérieux, ectoplasmique, qui fait de nombreuses apparitions. Parfois l’espoir n’est qu’un spectre. « The right to be », c’est le dernier morceau de ce très bel album.
Heavenly Bodies « Universal Resurrection » LP (Petty Bunco)
Vous voulez prendre un peu de hauteur? Echapper quelques minutes à la connerie des hommes? Heavenly Bodies, trio de Philadelphie pose là son deuxième album, essentiellement constitué de l’épique « Universal Resurrection ». Il s’agit d’aller se frotter à la voie lactée, renifler un peu des étoiles, se laisser flotter dans un grand vide intergalactique, chercher la dérivation ultime, celle qui assure la paix des esprits. Heavenly Bodies s’y prend admirablement bien. Ils creusent un sillon dans lequel ne coule pas le moindre sang, tirent lentement le fil des astres filants, se mélangent doucement mais sûrement aux mouvements de ces entités (objets-corps-divinités, on s’y perd) qui tournoient au dessus de nos têtes dans un grand ballet cosmique, grande tambouille du hasard, toupie des toupies. C’est une immensité à laquelle ils donnent une bande-son, déroulant la puissance du trio avec la malice de l’apesanteur, les yeux grands ouverts sur une planète qui brûle et s’éloigne irrémédiablement. C’est un dialogue, une tentative de dialogue avec l’espace infini, celui que notre imagination de pourra jamais appréhender en totalité. Ce psychédélisme est un feu de joie de l’esprit, d’incessant signaux de fumée pour signaler une présence, faire un signe. Si l’amplitude est recherchée, le propos reste humble, terrien, c’est de la sueur qui coule entre les astres. Avec pas mal d’élégance.
Anadol « Felicita » LP (Pingipung)
Troisième album pour l’artiste turque Anadol – de son vrai nom Gözen Atila – qui, après un passage par Berlin, semble actuellement s’être installée à Istanbul. Je vous épargnerai ici les envolées lyriques sur le délicat équilibre entre « tradition et modernité » et autres considérations annexes pour journalistes paresseux. Essayons de parler de la musique. Ce n’est pas simple. Anadol s’appuie sur quelques musiciens chevronnés de la scène d’Istanbul (The Ringo Jets, Eskiz…) pour développer une mixture psychédélique du meilleur effet entre bourdonnements électroniques, lancinance kraut, collages vocaux expérimentaux et quelques très brèves embardées guitaristiques. « Gizli Duygular », l’hypnotique premier morceau de neuf minutes et quarante secondes, en est un bon exemple. Il y a une facilité chez Anadol pour créer des kaléidoscopes, des arabesques sonores qui convoquent ponctuellement saxophone et/ou clarinette sur des nappes de synthé, des explorations que certains colleront parfois dans le jazz par facilité alors que le spectre me semble très large. Et puis il y a cette ritournelle sompteuse « Ablamın Gözleri », comme une Noir Boy George du Bosphore. L’épique instrumental « İstasyon Plajında Bir Tren Battı » évoque des artistes défricheurs comme Rashad Becker alors que « Felicita » fait le pont avec « Ablamin Gözleri ». Complexe, nuancée, frôlant des immensités comme des intimités, jouant habilement sur les densités et les rythmiques, la musique d’Anadol est d’une délicieuse ivresse.
Treasury of Puppies « Mitt Stora Nu » LP (Discreet)
Après un premier album très remarqué il y a deux ans, le duo Treasury of Puppies – basé à Gothenburg – est de retour pour un nouvel opus tout aussi intriguant. Adeptes des collages sonores, d’une certaine forme de minimalisme et des sonorités de la langue suédoise pour exprimer une certaine douleur morale (« Rotten Apples Of Love »), on serait tenté de trouver beaucoup de mélancolie dans les 9 morceaux de « Mitt Stora Nu ». Pourtant, il y a par exemple dans « Bränna Känna » une mélodie synthétique aux parfums printaniers certes presque surannés mais à l’aura quasi céleste. Orgue et piano se mélangent dans un recoin de crypte, le goût est aussi aigre que sûr, les voix de Charlott Malmenholt et Joakim Karlsson se répondent, se superposent, grimpent avec assurance dans l’espace qui n’est clos que les yeux ouverts. Humant leurs humeurs avec la musique sous les doigts, c’est tantôt le vague à l’âme (« Koka En Vit Orm »), tantôt ce qui ressemble à une esquisse rythmée, un coup d’oeil d’artiste mis en musique (« Dödens Soffa »). C’est sur le titre qui donne son nom à l’album que l’on semble toucher un peu de l’essence profonde du groupe: des clapotis marins, quelques boucles de guitare, une voix fragile, tout en transparence poétique: à son écoute on voit le monde sous un autre angle, dans d’autres couleurs. « En Blick I Blicken » clôt le disque avec la finesse de la fin d’un après-midi qui s’étire, le long d’un ruisseau, à peine troublé par une petite mouche.
Tan « The Tan Side Of Lonesome » LP (Stochastic Releases)
Voilà un moment que je voulais vous parler de cet album mais j’attendais qu’il soit enfin disponible, il y a eu un peu de retard au pressage. Il s’agit du troisième disque de l’américain Nathan Snell, le premier était sorti en 2016 sur le même label, basé à Grenoble. Le concept du disque part d’une discussion entre Nathan et sa complice Dixie qui lui a proposé l’idée d’un album de reprises de classiques country. Facétieux et éclectique, Nathan a poussé l’idée jusqu’à un disque de reprise de chansons country contemporaines (années 1980 à 2010) mais avec boîte à rythme et synthé. Pour ce musicien accompli qui a grandi dans l’Ohio et qui vit depuis 10 ans à Nashville, cette prise de risque est le stimulus qui lui fallait pour réussir une fois de plus le tour de force d’un disque entièrement réussi. Il faut dire qu’il n’a jamais eu de mal à slalomer entre country, synth-pop et mille autres « genres », ces étiquettes toutes faites, toutes nulles. Si le « High Horse » de Kacey Musgraves, déjà très dansant, « semble » l’exercice le plus facile, il n’en est pas de même, par exemple, pour le dégoulinant « Straight Tequila Night » interprété par Jon Anderson en 1991 et qui devient ici un imparable tube italo disco. De même, Tan imprime toute sa mélancolie synthétique sur « Me and You » de Ray Herndon ou « Amarillo By Morning » de George Strait. Plus qu’une curiosité, ce disque est un virtuose exercice de style qui fera peut-être grincer certaines dents mais toujours sur le dancefloor.
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