CIA Debutante « Dust » LP (Siltbreeze)
Un choix évident pour cette chronique: le deuxième album duo CIA Debutante fraîchement sorti sur Siltbreeze. Un disque gabber en slowmo fractalisé sur le pare-brise de nos vies. Enfin non, ce n’est sans doute pas du gabber mais l’intensité est au rendez-vous. « Decomposing composition » est un petit escalier recouvert d’une épaisse moquette qui file vers les pourritures du fin fond de nos cerveaux, il y a des morceaux de neurones qui finissent par tomber dans un grand fracas. La musique a pris beaucoup d’amplitude depuis les débuts, minimalistes et rugueux. « People who wait » est un des sommets de l’album, un élégant condensé de sagesse vite dilué dans les déviances acides de fin de nuit du morceau suivant, « The chair ». Mark E Smith et Graham Lambkin boivent du petit lait dans la chambre d’à côté. Bitume mouillé, cafetière abandonnée en pleine utilisation, clair de lune dans le dos, sueur au front et sur les murs. L’épique dernier morceau, « The Janitor » est un clin d’oeil bien inquiétant à leur premier album « The Landlord ». De l’autre côté du miroir, de l’autre côté du désordre du monde, de l’autre côté de cette montagne-vie? Des cordes qui cassent, une chute infinie? Il faut bien dire que ça ne ressemble pas à un doux vol plané. CIA Debutante cultive son « élevage de poussière » avec brio.
Dan Melchior « Other Odes and Further Excursions » CS (Cudighi Records)
Cet album est la suite de la K7 « Odes » sortie en Décembre 2020 sur le même label. Sur ces enregistrements datant de 2016, le prolifique Dan Melchior s’exprime de la manière la plus personnelle qui soit sur la perte d’un être cher, la formidable Letha Rodman Melchior (dont je vous recommande aussi les disques). Je ne sais pas comment il fait. Il y a dans ces instrumentaux une puissance émotionnelle incroyable. Je crois qu’il ne faut pas chercher à expliquer mais juste à écouter, au plus profond de soi, comment ces morceaux trouvent une telle résonance. Je commencerais par le dernier morceau « Continuation of a theme », il est construit sur le silence. Le piano et la guitare sont portés par le silence. A la gomme un monde semble se créer. Les textures, la réverbération, les nuances tissent des fils de soie quasi invisibles sur lesquels on glisse prudemment, toujours à la lisière du dramatique mais sans jamais y tomber. On file dans des échos improbables le long de sombres murs rugueux modelés par une guitare-guide. « Apology » joue sur les tonalités, les superpositions, l’enchevêtrement des souvenirs pour nous emmener invariablement dans un grand kaléïdoscope dans lequel il faudra lâcher la rampe. Car oui, ça y est, on nage dans le mercure, un mercure qui tremble d’électricité argentée. On continue ainsi à frôler ses émotions, toucher sa finitude avec une curiosité aussi désespérée que frictionnante (« A Heath For Leth »). « Rubber City » est une virée sur l’asphalte brûlante pour essayer de tout oublier en poussant les champignons jusqu’aux tréfonds de la planète. La lave nous coule le long du corps. Puis la boue. Mais c’est une boue fine, une mousse qui prend tout l’espace, les yeux, l’imaginaire, le monde (« Loam »). La plus haute recommandation pour cette cassette.
Low Life « From Squats To Lots: The Agony And XTC Of Low Life » LP (Alter/Lulus Sonic Disc Club/Goner)
Troisième album de Low Life, l’un des grands groupes de la scène musicale australienne actuelle. Leurs premiers enregistrements aux débuts des années 2010 pouvaient être rapidement rattachés à l’effervescence de la scène garage/punk/lofi des antipodes mais ils ont développé depuis une approche plus singulière et un son distinctif. Low Life apporte une approche et une énergie hardcore punk (disons Discharge, Poison Idea mais aussi Oily Boys où deux d’entre eux officient) à des chansons qu’ils présentent malicieusement comme inspirées d’albums solo d’Iggy Pop – lisez donc l’hilarant texte de présentation du disque – comme « The Idiot » et « Lust for life » mais aussi les Stooges de manière générale. Bon tout cela est du bon blah blah pour journalistes paresseux. On se fiche bien sûr des références, des étiquettes. Low Life comme son nom l’indique traîne son mal-être de « bande » dans les ruelles sombres d’un pays dans lequel ils ne se reconnaissent plus. Low Life est coincé sur une île-continent, leur hargne ne peut que s’échapper qu’en musique. « Conversations » prouve que le groupe assume totalement son côté Oi! alors que « Hammer And The Fist » verse clairement dans la pop. Low Life assume ses influences, cherche la percussion, pousse ses textes dans le combat direct contre un pouvoir qui ne respecte plus rien. Un combat aussi salvateur que tragique bien sûr, Low Life ne fait pas dans la demi-mesure. C’est New Order dans Battle Royale. Killing Joke devant la guillotine. Des vrais lads qui s’en laissent pas compter. Ils ont des « Moments », ils agonisent. Longue vie Low Life!
Alien Nosejob « Paint It Clear » LP (Antifade/Feel It)
On reste en Australie cette semaine avec le quatrième album d’Alien Nosejob, le projet solo de Jake Robertson, également membre des Ausmuteants, Hierophants et autres School Damage. Deux albums étaient sortis l’an dernier et ils faisaient avec bonheur dans le hardcore-punk à l’ancienne – lignée Angry Samoans, Urinals et compagnie. « Paint it clear » se détache avec une approche clairement plus new-wave 80s, pop (écoutez la ballade « The butcher ») et post-punk (il y a même un soupçon de disco). Mais en réalité Robertson adore faire ce genre de grand écart et les fans sont habitués. Il faut dire qu’il y a une constante rassurante: la qualité des compos est toujours au rendez-vous. J’ajoute ici que « Paint it clear » est parfaitement enregistré et masterisé par l’incontournable Mikey Young, les synthés notamment sonnent aussi bien que sur les disques de Total Control et la basse est d’une rondeur peu commune. Il y a un peu de Jay Reatard chez Robertson: il est touche-à-tout, sait où il va et il y va vite! Et il y a aussi cet attrait, peut-être encore plus visible que chez Reatard, pour un vrai savoir-faire pop comme toute la scène néo-zélandaise (pêle-mêle les Verlaines, Clean et autres Chills) ont pu le démontrer notamment au cours des années 80 (« Phone Alone », « Clear as Paint », « Party Time »). Tout est ici parfaitement assimilé et dynamisé dans une nouvelle perspective pop ébouriffante. Une belle réussite.
Èlg « Dans le salon du nous » LP (Vlek)
Artiste multi-facettes, Èlg, a mis du temps à se découvrir lui-même. Depuis plus de 15 ans il multiplie les sorties, en solo ou avec des groupes et chacune semble exprimer une de ces facettes, un de ces univers qu’il aime à faire découvrir. Sans connaître forcément toute sa discographie, il me semble que « Dans le salon du nous » est une des rare fois où il est en mesure de tout exprimer sur un seul disque. C’est d’abord le fait du groupe qu’il a su créer autour de lui et qui rassemble maintenant outre son frère Mim (enregistrement et au mixage) Marie Nachury, Johann Mazé (France Sauvage) ou encore deux membres de Dragon du Poitou, Aurore Debret et Alexandre Menexiadis. C’est ensuite parce qu’au fil de ses compositions, Èlg peut s’en donner à coeur joie: musique concrète, minimaliste (« Midi pin parasol »), incantations électroniques, spoken word qui travaille du chapeau, psychédélisme de coin de rue, dissonances, étrangetés, mondes parallèles qui s’ouvrent et se referment à chaque chanson. Il s’essaye même à d’autres dérivations notamment au niveau du chant qui se fait parfois presque rap (à la Danny Brown) – comme sur « Karl est en dedans » – ou crieur de blues quelque part entre Calvin Johnson et Arno (« Remerciements »). A l’instar de Ghédalia Tazartès (avec qui il a joué dans Reines d’Angleterre) ou d’Areski, Èlg s’impose comme un artiste de travers qui nous remet les idées à l’endroit (ou inversement, je ne sais plus). Les mots prennent des couleurs nouvelles, on passe de l’autre côté du miroir mais en descendant parfois dans la crypte pour un mini-trip sans guide agréé (« De la crypte »). Au final, ça va, Èlg reste là avec sa voix, cette voix posée qui transcrit si bien ses déviances et qu’on aimerait secrètement qu’il utilise pour annoncer à sa façon les retards de RER ou la météo. « Dans le salon du nous » provoquera de nombreuses écoutes et avec lui, les « longues soirées d’hiver » ne seront plus jamais les mêmes.
Brian Nono & Robert Frite « Musique pour arrêt de bus 2 » K7 (Autoproduction)
J’ai manqué le 1 mais tant pis je me lance dans le 2. Il n’y a pas de noms de morceaux. Simplement des traits qui s’allongent. C’est une musique qui longe l’épine dorsale. C’est une musique entre frissons et danger. Quelque chose qui gronde derrière le frigo. Un cargo qui s’éloigne sur une mer sombre et froide. Un arrêt pour un bus qui n’arrive jamais. Entrelacements synthétiques, bourdonnements mystérieux, esprit qui dérape lentement mais inexorablement. Nono & Frite emprisonnent le temps dans un dôme de déviances douces. Dès le troisième morceau, je crois que mon esprit a définitivement quitté mon corps. Le flottement. Le temps d’attente est estimé à…une vie entière. La recherche de saturation laisse la place à de lents glissements de terrain sonores. Un objet non identifié qui tournoie entre nos ombres, sa mécanique rythme le silence. Sur les derniers morceaux, Nono & Frite frisent la cérémonie païenne, la géométrie se met en place, les astres s’alignent comme des bouteilles. Je mettrai ça sur le compte du stress dû à l’absence de titre de transport. Que ça ne vous empêche pas de vous précipiter sur cette superbe K7 signé Hess (A.H. Kraken, Feeling of Love) et The Austrasian Goat (Death To Pigs, Bras Mort, J’entre par tes yeux).
The Embarrassment « Death Travels West » LP (Last Laugh)
Je ne connaissais rien de ce groupe originaire de Wichita au Kansas, formé en 1979 et séparé en 1983. Heureusement l’excellent label Last Laugh nous permet de les découvrir à l’occasion de la réédition de ce « Death Travels West », un de leurs EP des l’époque. Belle découverte car il se dégage quelque chose de fort à l’écoute de ce disque: on pense à Alex Chilton, aux Feelies, à Mission of Burma mais aussi à une certaine énergie punk du midwest à la Great Plains. Bref, tout un savoir-faire de compos accrocheuses, d’harmonies soignées et d’un entrain général qui donne juste envie de voir le groupe en concert là, tout de suite, maintenant (« Lewis and Clark », « D-Rings »). En fait je ne sais trop pourquoi mais j’imagine totalement ce groupe jouer une nuit entière dans un rade chaleureux en rase campagne, soutenu par un public enjoué qui leur offrirait tournée sur tournée. Les sourires se colleraient sur les visages pendant des heures, la musique emporterait tout, ferait tout oublier (ou presque). Certains ont peut-être déjà vécu ça. Nous on doit se contenter de cette réédition, ce qui est déjà pas mal.
Michael Hurley « The Time of the Foxgloves » LP (No Quarter)
Il fête, si je ne me trompe, ses 80 ans aujourd’hui. Michael Hurley vient de sortir un nouvel album, « The Time of Foxgloves » sur le label No Quarter (Endless Boogie, Chris Forsyth, Joan Shelley…). La carrière de cet artiste incontournable de la scène freak folk/outsider folk américaine – également peintre – remonte aux années 60 et 70, en marge de la scène de Greenwich Village. Actuellement installé en Oregon mais originaire d’une partie rurale de la Pennsylvanie, Hurley épate à nouveau sur cet opus de la profondeur de ses compositions, de la chaleur de sa voix (et des voix qui l’accompagnent, notamment Betsy Nichols, Kati Claborn, Lindsay Clark ou la sublime Josephine Foster) et de la finesse des arrangements – on croise autant un orgue à pompe qu’un ukulélé baryton, du banjo, du violon ou du xylophone. Il y a cet instrumental « Knocko The Monk » tout en picking et en orgue: c’est un frisson sur la canopée, un regard qui se perd sur le soleil couchant, un champ de blé qui ondule…Et puis il y a la légèreté, l’oeil sûr (« Blondes and Redheads »), l’harmonie nocturne (« Love Is The Closest Thing ») ou encore le pas de côté, le tourbillon de voix (« Jacob’s Ladder »). Et pour finir « Lush Green Trees », doux, simple, soigné: un direct-âme à peine poêlé et en tout point délicieux.